Quand le langage crée les conditions de l'apathie et de l'indifférence : « l’érosion de la biodiversité »



Traduction française de Lise Mayrand

Par Rodrigo Cáceres

L'un des objectifs principaux de l’éducation environnementale, du journalisme environnemental et des sciences de la conservation est d'amener les individus à se soucier de la nature. Ceux-ci devraient se soucier de la nature parce qu'elle est magnifique ; parce qu’elle devrait être respectée ; parce qu'elle est détruite un peu plus chaque jour ; parce que nous ne pouvons vivre sans elle ; parce que nous ne pouvons en être dissociés, entre autres.

Avant de commencer, j'aimerais que vous gardiez à l'esprit cette citation d'Aldo Leopold, qu'il est coutume de considérer comme l’un des plus importants philosophes de l'environnement du siècle dernier. Dans un de ses ouvrages, paru en 1949, il écrivait :


« Nous ne sommes potentiellement ‘éthiques’ qu'en relation à quelque chose que nous pouvons voir, sentir, aimer d'une manière ou d'une autre ». 


Aujourd'hui, j'aimerais attirer votre attention sur l'un des concepts majeurs du discours environnemental actuel : le concept de « biodiversité ». 

Inventé en 1985 par Walter G. Rosen, le mot biodiversité, contraction de diversité biologique, est assez récent. Avec seulement trois décennies d'existence, son histoire est extrêmement courte dans la langue anglaise et française. Ainsi, bien qu’il gagne de plus en plus en visibilité, ce n’est pas un terme connu de tous ou très employé dans le langage courant.

Si ses définitions sont nombreuses, le terme biodiversité est communément défini comme : « La variabilité des êtres vivants de toute origine incluant entre autres, les écosystèmes terrestres et aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie : cela comprend la diversité au sein des espèces, ainsi que celle des écosystèmes. »
(Source : MNHN) 

Le terme biodiversité est par conséquent un mot global (mass noun, en anglais) car il comprend tous les organismes terrestres et leurs assemblages complexes. De par cette définition, nous pouvons déduire que Nous, en tant qu'homo sapiens, faisons partie de la biodiversité. À première vue, il pourrait sembler étrange d'inventer un mot entièrement nouveau pour évoquer ce que nous connaissons volontiers par le terme de « vie sur terre » ou simplement de « vie ». Néanmoins, comme ce terme le suggère, son idée principale est d'appuyer le fait que la vie est diverse

En pratique, le terme biodiversité a fourni des outils méthodologiques nécessaires à sa quantification. Grâce à ces outils, nous savons désormais qu'il existe des endroits recelant une extraordinaire biodiversité (communément appelés points chauds) et également des endroits de faible biodiversité.

Néanmoins, puisqu'il s'agit d'un concept créé par la communauté scientifique, il reste très abstrait et il est très difficile de relier ce concept à nos expériences subjectives de la nature. Afin que vous compreniez où je souhaite en venir, essayez premièrement de répondre à la question suivante :

- Laquelle de ces deux phrases éveille le plus votre intérêt ? 
  • Nous sommes confrontés à une crise de la biodiversité.
  • Nous sommes confrontés à une crise de la vie sur Terre.
En effet, il y a de profondes différences entre biodiversité et vie. Le terme biodiversité peut être appréhendé par l’intermédiaire de la notion de trace.  Une trace apparaît « quand un discours représente le monde naturel [...] d'une manière qui le rend indéfinissable, laissant une faible trace plutôt qu'une image nette dans notre esprit » (Stibbe, 2015, p.155). Dans notre cas, nous pouvons remarquer que lorsque le mot biodiversité est employé, il évoque très rarement des sentiments, des émotions, des liens affectifs, des sensations, des souvenirs ou des couleurs que nous pourrions avoir expérimentés en présence de la beauté et la diversité de la vie. Dans cette acception, il s'agit d'un concept peu évocateur, froid et désincarne, vraisemblablement parce qu'il a été créé dans un but scientifique. 

Ici, si l'on se rapporte à la citation d'Aldo Leopold, il serait certainement difficile d'adopter une posture éthique vis-à-vis de la biodiversité. C'est-à-dire qu'il serait difficile de nous intéresser à un concept qui n'éveille pas dans notre corps et notre imaginaire la richesse sensorielle et émotionnelle des expériences intimes et collectives de la nature.

Cette désincarnation du terme biodiversité devient encore plus évidente quand celui-ci est utilisé dans une expression fréquemment employée par les scientifiques spécialistes de la conservation « l'érosion de la biodiversité ». L'érosion est le phénomène par lequel le sol, la roche sont progressivement rongés par les vagues, la pluie ou le vent. Le terme érosion est donc très utilisé pour parler de la formation des rochers (inanimés), façonnés par l'activité des forces naturelles. 

Dans le mesure où 'l'érosion de la biodiversité' fait, en définitive, référence aux activités industrielles qui empoisonnent ou anéantissent les oiseaux, les insectes, les poissons, les plantes, etc., ainsi que leurs habitats respectifs, alors on pourrait dire que cette formulation est un euphémisme efficace et puissant. Autrement dit, parler d’une érosion de la biodiversité permet d’éviter d’être confronté à la dure réalité de l’éradication des êtres vivants qui constituent la source de beauté et de diversité du monde. 

Par ailleurs, l'idée de biodiversité pose comme principe que l'unité de valeur est toujours le type (l'espèce) et non les individus. En d'autres mots, les jugements moraux entourant la biodiversité sont encadrés afin nous nous en soucions seulement quand des espèces sont menacées d'extinction, et non quand des populations animales ou végétales sont tuées ou déplacées au bénéfice de l'expansion urbaine, agricole et industrielle.

Au contraire, le concept de vie est un terme qui comporte une dimension extrêmement intime. Vous et moi sommes vivants à l'instant où je rédige ces lignes, nous savons ce que c’est que d’être vivant, et ressentons la vie en nous. Nous nous soucions naturellement de nos propres vies ainsi que de celles des autres. Et il se peut que nous nous intéressions naturellement à la préservation de la vie sur terre, puisque nous sommes cette vie sur terre.

Pour résumer, nous avons été en mesure d'apporter un éclairage sur la désincarnation du concept de biodiversité, qui ne nous ramène que très peu à nos expériences subjectives de la nature. C'est pourquoi il est peu probable qu'il nous conduise à nous intéresser profondément à la vie sur terre. De plus, employer le mot biodiversité dans le discours et le texte environnemental peut difficilement créer d'implication intime et de long terme à l'égard de la protection et la défense de la vie sur Terre face à sa destruction actuelle.

Références

Leopold, A. (1949). Almanach d'un comté des sables, suivi de quelques croquis (A Sand County almanac, and sketches here and there, en anglais).

Stibbe, A. (2015). Ecolinguistics: Language, ecology and the stories we live by. Routledge. (non traduit en français) 

Comments

Popular posts from this blog

Questioning the “exploitation of natural resources”

Semantic transposition as a central device for semogenesis in language

Absolutization and the power of synthesis: Interview with Robert M. Ellis, PhD.