Le discours de l'économie néoclassique et la destruction de la nature



Les manières dont nous parlons sur la réalité, sur ce qui existe, sur ce qui est important, ont des conséquences fondamentales sur quel type de relation nous établissons avec le monde. A titre d'exemple, dans la communauté Runa d'Avila en Equateur, il existent des  « esprits maîtres » qui ont une place centrale dans la vie en communauté puisqu'ils communiquent constamment avec ces esprits par le biais des rêves. En contraste, dans le monde moderne il existe une « économie » ayant aussi une place centrale pour les sociétés modernes, dans la mesure où les gouvernements font toutes sortes de choses pour stimuler la croissance de cette économie.

En général, ce qui est considéré comme réel ainsi que ce qui est identifié comme important dans une communauté humaine se fait par le biais du langage et des discours. Autrement dit, les discours véhiculent de manières particulières de parler de ce qui existe, ils établissent des rôles sociaux ainsi que ce qui est important  pour la communauté (Eisenstein, 2011).

Aujourd'hui je voudrais attirer votre attention sur un discours possédant une place centrale dans nos sociétés et qui semble être une cause fondamentale de la crise écologique globale : le discours de l'économie néoclassique.

« Le discours de l’économie néoclassique est l’un des récits les plus dominants et durables à travers lesquels nous vivons » affirme le linguiste Arran Stibbe (2015, p.35). De façon très concise, ce discours peut être résumé comme suit : 

Le monde est composé de « consommateurs » et de « producteurs » qui visent tous les deux à « maximiser » leur « utilité individuelle » au travers d’échanges dans différents « marchés », sur la base de « l’exploitation de ressources naturelles » visant le « développement » de « l’économie ».
Une première analyse de ce discours montre qu'il établit l’existence d’une « économie » qui doit être dans une dynamique de développement, l'existence des « marchés », des « ressources naturelles », des « consommateurs » et « producteurs ».

Le discours de l’économie néoclassique utilise ce que van Leeuwen (2008) appelle la « fonctionnalisation » des catégories, qui consiste simplement en nommer quelque chose selon ce à quoi elle sert ou selon ce qui est établi comme ce qu’elle fait. Les humains, par exemple, sont représentés par ce que ce discours établit qu’ils font : ils consomment ou produisent, donc ils sont « consommateurs » et « producteurs ». En ce qui concerne le monde naturel, la nature, les animaux et les plantes sont envisagés et nommés selon leur fonction. Par conséquent, ils sont soit une « ressource naturelle » ou bien un « capital naturel ». 

De façon équivalente, l’écosystème n’est pas tout à fait un écosystème, mais il est envisagé plutôt comme un ensemble des « services écosystémiques ». Ce qui est implicite est que la fonction tant de la nature que des écosystèmes est définie en relation aux intérêts humains. Une conséquence de cette forme de représenter la nature est que les animaux, les plantes et leurs intérêts propres sont complètement effacés (Stibbe 2015).

De cette manière, les seules références à la nature dans le cadre du discours néoclassique prennent la forme de ces catégories fonctionnelles : « ressource naturelle » ; « service écosystémique » ; « capital naturel » ou bien d’autres catégories similaires comme « ressource écologique ». Or en français, les noms (i.e. ressource, capital, service) ont une priorité propositionnelle dans une phrase ; et puisque les références à la « nature » et aux « écosystèmes » sont positionnées comme des adjectifs de ces noms, elles passent directement au second plan. Ainsi, par exemple la nature n’est pas représentée en tant que telle, mais elle représente plutôt en tant qu’un type particulier de ressource, une ressource naturelle. D’un point de vue linguistique, la nature et les écosystèmes sont ainsi effacés (Stibbe 2015).

A partir de ces formes d’effacement des animaux, des plantes et des écosystèmes, Williams et McNeill (2005) affirment que ce discours échoue totalement à prendre en compte la dépendance des humains vis-à-vis des écosystèmes, les intérêts des êtres vivants non-humains, les conséquences négatives que les actions humaines peuvent avoir sur ces êtres ; il échoue également à prendre en compte l’enracinement écologique des activités humaines.

Par ailleurs, beaucoup d’éléments peuvent être analysés concernant la formulation « l'exploitation de ressources naturelles ». Premièrement, l’idée que la nature est une ressource constitue un cadre conceptuel (frame, en anglais) (Stibbe 2015, p. 54). Un cadre conceptuel implique l’utilisation d’un ensemble de concepts qui appartiennent à un domaine (le domaine source) pour parler et décrire un autre domaine (le domaine cible). Dans ce cas particulier, l’utilisation de concepts associés aux « ressources » permet de décrire ce qu’est la nature et ce qu’est la relation humain-nature. Ce sont par exemple les concepts suivants : ressources naturelles ; stock ; réserve ; exploiter ; exploitation ; surexploitation ; usage ; conserver ; conservation ; extraire ; extraction ; préserver ; préservation ; matière ; abondance ; rareté ; épuiser ; épuisement ; développer ; développement ; consommer ; consommation.

Ces concepts relatifs aux ressources peuvent être articulés et combinés avec les concepts du discours néoclassique sous d’innombrables formes, qui sont devenues relativement habituelles dans les sociétés modernes. En voici un exemple : « Le développement des industries locales de ressources naturelles a permis à certains pays en voie de développement, en vue de l’abondance et la richesse de leur stock de ressources, de profiter du développement de leur économie. »

Dans ce cadre conceptuel, la relation des humains avec la nature est conceptualisée comme une relation d’exploitation. La notion d’exploitation renvoie à « utiliser quelque chose à son avantage ». A son tour, le verbe utiliser renvoie à « rendre utile ; faire servir à une fin ». L’exploitation est ainsi un type de relation instrumentale, dans lequel la nature devient un ensemble d’objets manipulables afin de servir les intérêts humains (Gudynas, 2010). Cela inscrit un rapport de type unidirectionnel, dans lequel la nature sert les intérêts humains sans qu’une rétribution pour ces services ne soit nécessaire. Cela se produit puisque le rapport humain-nature est conceptualisé comme un rapport sujet-objet (Escobar, 2013), c’est-à-dire un rapport qui n’est pas proprement moral, mais plutôt un rapport instrumental où l’humain est concerné par la nature seulement dans la mesure où elle lui est utile. Dans ce type de relation, il ne peut y avoir une réciprocité vis-à-vis de la nature.

A cet égard, on peut remarquer que la notion de « ressources » s’articule presque automatiquement avec des compléments de quantité : « ressources abondantes » ; « ressources rares » ; « ressources épuisées ». Ces compléments de quantité fournissent une manière de juger moralement, une normativité qui se construit en termes quantitatifs. Autrement dit, lorsque les ressources sont abondantes, cela peut être jugé comme « bien », et lorsque les ressources s’épuisent ce n’est pas « bien ». De façon similaire, « exploiter les ressources naturelles » devient une pratique normale et acceptable, et « surexploiter les ressources » devient un acte moralement condamnable.

L’idée que l’environnement est une réserve de ressources date au moins du XVIIIe siècle, où Adam Smith, le fondateur de l’économie moderne, considérait l’environnement comme « une réserve de matières premières pour l’ingéniosité de l’homme » (cité par Worster, 1994, p.53).

Par ailleurs, le concept de « ressources naturelles » peut être analysé avec la notion linguistique de « la trace » (Stibbe, 2015). La trace fait référence à un élément du discours qui évoque le monde naturel d’une manière qui l’occulte et le situe en arrière-plan, en laissant une faible trace plutôt qu'une image vive. Dans ce cas particulier, on peut estimer que « quelque part » dans le concept de ressources naturelles - mais difficilement repérables - il y a des arbres, des oiseaux, des abeilles, des baleines ; des êtres intentionnels qui font leur vie.

D’autre part, le concept de « ressources naturelles » peut être aussi analysé comme un « nom massif » (mass noun) (Stibbe, 2015). Un nom massif est un concept abstrait qui généralise et homogénéise un ensemble d’entités. Le but d'un nom massif est de pouvoir incorporer de nombreux éléments dans une même catégorie, de manière à pouvoir évoquer tous ces éléments à la fois. Ainsi, le but des noms massifs est d’englober plutôt que d’analyser. Stibbe (2015) affirme que « lorsque les arbres, les plantes et les animaux sont représentés dans des noms massifs, ils sont effacés, devenant de simples tonnages des choses ». 

En homogénéisant toute la diversité de la nature dans le concept de ressources naturelles, les forêts, les montagnes, l'océan, etc. perdent toute leur spécificité et singularité et deviennent ainsi des entités remplaçables. Par exemple, la notion de « compensation écologique » repose sur cette idée puisque dans cette notion les écosystèmes peuvent être détruits et remplacés par d'autres, en même temps qu'on peut parler de « pertes » et de « gains » en biodiversité, comme s'il s'agissait précisément des tonnages de choses qui n'ont aucune singularité en elles-mêmes car remplaçables.

En guise de conclusion, a travers cette analyse on peut conclure que le discours de l’économie néoclassique a d'importantes conséquences écologiques, dans la mesure où elle encadre une relation unidirectionnelle (et donc non-réciproque), instrumentale et de sujet à objet vis-à-vis de la nature. Le discours de l'économie néoclassique et la façon dont il identifie ce qui existe et ce qui est important, sont ainsi des causes fondamentales de la crise écologique dans lequel ce discours nous a conduit.



Références

Gudynas, E. (2010). Imágenes, ideas y conceptos sobre la naturaleza en América Latina. Cultura y naturaleza, 267-292.
Eisenstein, C. (2011). Sacred economics: Money, gift, and society in the age of transition. North Atlantic Books.
Escobar, A. (2013). En el trasfondo de nuestra cultura: la tradición racionalista y el problema del dualismo ontológico. Tabula Rasa, (18).
Stibbe, A. (2015). Ecolinguistics: Language, ecology and the stories we live by. Routledge.
Van Leeuwen, T. (2008). Discourse and practice: New tools for critical discourse analysis. Oxford University Press.
Worster, D. (1994). Nature's economy: a history of ecological ideas. Cambridge University Press.


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