Au-delà de l'anthropocentrisme : Réciprocité avec la Nature


Par Rodrigo Cáceres

Dans un article précédent, nous avons examiné la notion de « l’exploitation de ressources naturelles » issue de la culture moderne. Cette analyse nous avait amené à conclure que cette notion façonne une vision du monde qui traite la nature comme un ensemble d’objets séparés des humains, des objets à manipuler et à exploiter suivant la volonté des humains. De ce fait, ce cadre de pensée instaure une relation unidirectionnelle vis-à-vis de la nature, où elle est au service des humains mais jamais les humains sont au service de la nature.

Cet anthropocentrisme et la relation sujet-objet qu’il établit amènent les cultures modernes à détruire la nature. Ces deux éléments sont des valeurs aux racines de la crise écologique actuelle. Le schéma suivant représente la vision anthropocentrique, où les humains sont les seuls sujets qui ont une valeur en eux-mêmes (illuminés en jaune) :

anthropocentric

De nos jours, les notions de « services écosystémiques » et la notion plus récente de « Nature’s Contributions to People » (toutes les deux issues de la science moderne) reproduisent ce même cadre anthropocentrique. C’est-à-dire, la nature rend différents services aux humains mais ces derniers ne se doivent jamais de lui rétribuer ces services. Ces notions créent aussi une séparation nette entre nature et humains, qu’on peut noter par exemple dans les représentations visuelles qu'on fait des écosystèmes, où les humains sont absents toujours.

De plus, d’un point de vue sémantique, ce qui est le plus regrettable dans l’idée que la nature nous « rend des services », est qu’elle est très loin d’être à la hauteur de communiquer le fait que nous devons notre existence à la nature. Nous lui devons notre existence d’une part parce que notre espèce a émergé de la nature, mais aussi parce qu’elle nous maintient en vie : dans l’air que nous respirons, l’alimentation qu’elle nous apporte, entre autres. Dire qu’elle nous « rend des services » échoue grandement à communiquer ce constat.

La question évidente qui se pose maintenant est la suivante : quelles sont les alternatives à l’anthropocentrisme ? On va essayer de répondre à l’aide d’une histoire.

Vers la fin du XXème siècle, un collectif de douze tribus d’Amérique du Nord représentant les sept principales régions indigènes aux États-Unis ont participé à une série de réunions et rencontres, ayant pour objectif d’identifier et articuler les valeurs morales communes à toutes les tribus.   
        
Ces réunions ont eu comme résultat l’identification de quatre valeurs fondamentales qui traversent les générations, les tribus et les géographies, en articulant ensemble ce qu’est l’indigénéité. Ces quatre valeurs sont : la responsabilité, la relation, la réciprocité et la redistribution (Harris et Wasilewski, 2004). Elles sont aussi connues sous le nom de « les quatre R ». Si bien ces quatre valeurs sont d’une importance extrême et chacune d’elles mérite une attention spéciale, on va s’intéresser particulièrement à la réciprocité.

La réciprocité est l’obligation cyclique. Elle souligne un principe fondamental selon lequel les phénomènes dans la nature et la vie sont circulaires (Varela, 2017). Par exemple, le cycle de saisons ou bien la dynamique entre deux entités quelconques en relation l’une avec l’autre. La réciprocité implique qu’une fois que nous avons rencontré un « autre », nous sommes en relation avec lui dans un échange continuel. Ces échanges peuvent ne pas être équitables à un moment donné, mais la réciprocité implique une poursuite de complémentarité et d’harmonie qui puisse mutuellement favoriser la coexistence des êtres qui sont en relation.

Vous pourrez noter que lorsqu'on parle autour de la notion de « réciprocité », il y a tout un champ sémantique qui s’ouvre devant nous, avec les notions de « complémentarité » ; « harmonie » ;  « équité » ;  « équilibre » ; « coexistence » ;  « cooperation »; « mutuel ». Ces notions sont totalement absentes du discours environnemental actuel chez les cultures modernes, tout simplement parce qu’ils ne pensent pas dans ces termes. Comme on l’a déjà étudié, les modernes pensent en termes de « ressources » ; « exploitation » ; « usage » ; « extraction », entre autres, qui appartiennent à un champ sémantique alternatif. Il est évident que dans ce cadre où « la nature est une ressource » les notions de « réciprocité » ou « d’harmonie » n'apparaîtront jamais.

Une conséquence importante de cela est le fait que les pratiques des cultures modernes ne sont pas en accord avec un principe fondamental, celui de la circularité de l’existence.

En somme, la notion de réciprocité nous situe dans un cadre écocentrique, représenté dans le schéma suivant :


Dans ce cadre écocentrique, on peut remarquer que toutes les relations sont bidirectionnelles, ainsi que toutes les relations ont une valeur parce que ce sont elles qui nous relient à tous les autres êtres. A cet égard, tous les êtres ont aussi une valeur en eux-mêmes. Ensemble, ces relations tissent ce qu’on dénomme la toile de la vie, qui donne forme aux assemblages écosystémiques et biosphériques.

En guise de conclusion, cette discussion nous offre beaucoup d’inspiration pour mettre en pratique des concepts qui puissent « fermer le cercle » d’une relation réciproque avec la nature. La mise en pratique de notions comme la réciprocité et ses concepts associés s’avèrent potentiellement capables de dépasser les cadres de pensée anthropocentriques dans les cultures modernes. Ces discours alternatifs peuvent effectivement dynamiser la transition envers un paradigme écocentrique.

Références

Harris, L. D., & Wasilewski, J. (2004). Indigeneity, an alternative worldview: Four R's (Relationship, Responsibility, Reciprocity, Redistribution) vs. two P's (power and profit). Sharing the journey towards conscious evolution. Systems Research and Behavioral Science: The Official Journal of the International Federation for Systems Research21(5), 489-503.

Varela, F. J. (2017). Le cercle créateur. Écrits (1976-2001). Éditions du Seuil.

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